Hazem Saghieh : Nous et l’Occident

Maudire l’Occident est un sport national arabe pratiqué quotidiennement par des millions de personnes. Les raisons objectives – historiques et actuelles – qui pourraient motiver cette détestation ne manquent pas. En effet, l’expansion coloniale, l’impérialisme, les interventions et les occupations militaires, le soutien aux régimes autocratiques et répressifs ainsi qu’à l’État d’Israël ne sont pas des fantasmes créés de toutes pièces par les Arabes, mais des composantes réelles des politiques occidentales. Toutefois, bien que partiellement justifiée, cette inimité envers l’Occident atteint le plus souvent des niveaux délétères, dont l’un des effets les plus pernicieux est l’enfermement dans une logique du ressentiment. Une telle logique est éminemment réactive, car elle implique une définition de soi fondée exclusivement sur l’humiliation – en partie réelle, en partie imaginaire – qui nous a été infligée par l’Autre. Cette rumination vindicative tient alors lieu de pensée politique : tout le mal est projeté sur l’Autre, tandis que le Soi est perçu comme une victime éternellement pure. Ainsi se trouvent réunies les conditions idéales d’un déni de la réalité, déni qui a pour conséquence de rendre impossible la compréhension de soi-même et du monde.

Déplacer notre regard du rapport à cet Autre occidental vers nos propres sociétés, celles du Levant arabe, c’est ce que Hazem Saghieh se propose de faire dans son nouvel ouvrage À propos de notre situation et de celle des autres (Fi ahwalina wa ahwal siwana). Le livre rassemble cinq longs articles qui traitent respectivement de la figure de l’intellectuel arabe et de son rapport très ambivalent, presque pathologique, à la culture occidentale  ; de la permanence, dans les sociétés arabes, du système de parenté élargie comme étant l’un des obstacles majeurs à leur pleine entrée dans la modernité  ; des conditions historiques à l’origine de la réforme protestante en Europe, et de l’absence quasi totale, dans les sociétés musulmanes, de conditions similaires qui pourraient amener une réforme de l’Islam  ; de « l’impossibilité de la ville », dans le sens où les grandes villes du Levant arabe ne contribuent guère à la formation d’un lien de citoyenneté entre leurs habitants, mais au contraire favorisent la reproduction du système de parenté élargie qui prédomine dans les régions rurales  ; et enfin des thèses fondamentales de la pensée libérale (pensée à laquelle l’auteur ne cache pas son attachement), et des raisons qui pourraient expliquer pourquoi l’idéologie libérale, dans le Levant arabe, a été vouée à n’être qu’une attitude ou un tempérament strictement individuels, tandis que trois autres idéologies, le marxisme, le nationalisme et l’islamisme, ont connu une diffusion massive dans la région et ont donc eu un impact considérable sur sa vie politique.

Comme l’indiquent clairement le titre de l’ouvrage et les sujets qui y sont abordés, déplacer notre regard du rapport à l’Autre vers nous-mêmes n’implique guère la non-prise en compte de cet Autre. En fait, ce que Hazem Saghieh tente de faire est d’examiner nos propres faillites politiques, culturelles et sociales sans nulle complaisance, autrement dit sans en imputer la responsabilité à autrui  ; mais ce faisant, l’auteur a constamment recours à la comparaison avec l’Autre occidental pour évaluer notre situation.

Certains pourraient qualifier cette démarche d’eurocentrisme  ; Saghieh ne cherche pas à réfuter pareille qualification, mais au contraire l’assume pleinement. Cela s’explique par son attachement aux valeurs constitutives de la modernité, notamment la liberté et l’autonomie individuelles ainsi que la démocratie libérale, valeurs qui sont le produit de l’Occident. Selon cette perspective, désigner l’Occident comme l’ennemi revient tout simplement à rejeter en bloc les valeurs politiques et culturelles fondatrices de la modernité et faire ainsi le jeu des régimes autoritaires qui écrasent l’individu.

Fi ahwalina wa ahwal siwana (À propos de notre situation et de celle des autres) de Hazem Saghieh, Dar Al-Saqi, 2023, 208 p.